L'histoire de ma vie

Les libellules
Ces effluves entêtantes m'accaparent; le léger zéphyr d'automne prend un malin plaisir à les nouer tout autour de moi en me laissant caresser l'espoir insensé de la revoir. Une immense et gracieuse libellule se pose sur ma main. Ses ailes vert émeraude mouchetées de petites taches dorées sublimées par des nervures délicates ressemblent à une toile impressionniste. Elle m'observe calmement en battant très légèrement ses fines ailettes; j'ai l'impression que la belle demoiselle au long corps éffilé me délivre un message mais je ne parviens pas à l'interpréter.
La quiétude du soir commence tout doucement à s'installer. Un vent un peu plus frais caresse amoureusement les longues tiges souples des genêts très jaunes qui poussent entre les bruyères violettes. Comme emporté par ses volutes, la libellule me quitte et semble vouloir rejoindre un immense nuage bleu et doré qui s'élargit sur l'horizon.
Les contours arrondis se déploient avec vigueur au-delà d'une petite chaîne de montagne bleutée. Léger et vaporeux, le nuage tantôt se gonfle comme une voile, tantôt s'étire en écharpe. Son ballet aérien hypnotise mon regard, on croirait qu'il est vivant. Je le regarde s'ébattre dans le ciel. Un poème oublié du fin fond de mon adolescence ressurgit alors comme une vieille ritournelle...
— Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère?
— Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
— Tes amis?
— Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.
— Ta patrie?
— J’ignore sous quelle latitude elle est située.
— La beauté?
— Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
— L’or?
— Je le hais comme vous haïssez Dieu.
— Eh! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger?
— J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages!
Ce sont les seuls vers que j'ai retenus de mes cours de français au collège. Ils me parlaient tellement quand je sommeillais d'ennui et résonnent en moi avec force à ce moment précis alors que les méandres de ma mémoire les avaient effacés depuis si longtemps. Je me souviens à quel point cet étranger m'était familier quand mon esprit fugueur rêvassait en regardant les nuages blancs et cotonneux défiler par la fenêtre, attendant tranquillement que la fin de l'heure sonne le glas du départ. Le coude négligemment posé contre la table et le visage avachi contre mon poing je voyais toutes sortes d'animaux dans leurs formes bombées et leurs silhouettes aux larges arabesques. J'étais dans ma bulle; une bulle tendre et confortable dont personne ne pouvait me déloger...
Le nuage d'or continue de grossir et de s'approcher avec énergie, aspirant tous les autres sur son passage dans sa course effrénée vers les premières étoiles qui brilleront d'ici quelques heures. Ce nuage a une forme de lion. Il galope au faîte des montagnes et secoue fièrement sa crinière de feu avant de s'élancer définitivement parmi la grande toile azurée en un bond fabuleux.
Un bien-être indicible s'empare de moi; je me laisse bercer par cette douce solitude qui continue d'égrener dans l'air le parfum d'agrumes. Je ferme les yeux un instant et les rouvre au milieu d'un grésillement intense. Une pluie de libellules dorées passent au-dessus de ma tête. Elles se métamorphosent ensemble en un nuage magique pour migrer vers le sud, par-delà les mers chaudes et turquoise.
J'aimerais les rejoindre pour qu'elles m'emportent dans leur voyage à travers les cieux et me fassent découvrir de nouvelles contrées; l'orient des Mille et Une Nuits, les dunes ensablées du Sahara, le soleil torride... C'est incroyable que de si petites bêtes puissent survivre à un tel périple. Traverser les montagnes, les plaines et enfin la Méditerranée avec leurs nervures transparentes et si fragiles qu'un homme pourrait les arracher en les tirant à peine entre ses doigts me semble être une prouesse presque surnaturelle, aux limites du possible. Elles parcourent des milliers de kilomètres pour survivre, pérenniser leur espèce et ne sont pourtant pas plus grandes que mon pouce.
Je pourrais leur briser les ailes et me sens malgré tout affreusement faible en les regardant voler vers leur terre promise. Mon corps lourd, pesant, soumis aux incontournables lois de la gravité reste indéfectiblement lié au sol, tributaire des conditions météorologiques et sans mécanismes naturels pour s'en échapper ou les rendre moins difficiles. (…)
Le soleil éblouissant dans son couchant noie la bruyère d'une lumière nacrée qui coule en cascade le long des futaies. Diaphane et d'une liberté insolente, le cortège de nuages flamboyants qui l'accompagne se répand sur l'horizon en nuées ardentes. Rose, orange, mauve et or flottent et colorent le ciel. Les rayons percent les flancs translucides des cumulus qui enflamment la canopée et le pourtour des montagnes.
Je plonge mes yeux meurtris par l'intensité lumineuse dans cette danse incandescente. L'éclat exalté des premières heures du soir les accoutume en les laissant voguer librement parmi ces myriades de couleurs moirées, ondoyant comme des bancs de poissons aux flancs étincelants. C'est sublime.
Rester à contempler le spectacle du soleil couchant jusqu'au croissant de lune me procure détente et apaisement. Les jeux de lumières iridescents font place à un clair-obscur plus mystérieux, son panache nuancé est celui de deux mondes qui se croisent et mélangent leur souffle.