L'histoire de ma vie

Dans la forêt
J'avance vers mon destin devant l’œil magnifique et cruel qui m'attend avec impatience; le mariage de l'eau et du feu que m'offrent toutes les nuances de son iris me dévore déjà d'un embrasement liquide. Au bout du chemin je serai prêt à plonger tout au fond de sa prunelle fendue, dans les profondeurs abyssales. Pourtant, chaque pas que je fais m'éloigne de mon voyage sous la surface : les superbes couleurs se fondent un peu plus dans le paysage automnal, des troncs d'arbres aux branches massives et élancées se dessinent, la pupille se meut en un sombre fourré cerné par les feuillages foisonnants.
A la fin du large sentier, pas de chat de la taille d'un éléphant qui me tuerait d'un coup de patte mais une simple petite percée encerclée par les feuillus aux dos ronds ployant sous le poids d'une chevelure devenue trop imposante. Les vénérables attendent que l'hiver vienne ôter leur splendide parure rougeoyante et dorée mais il n'est pas encore temps, le vent est trop doux et les rayons du soleil trop caressants.
Sans plus penser à rien, sinon à croquer pleinement le moment présent, je me baisse pour m'engouffrer dans la futaie et découvre un lieu simple et apaisant, une lande recouverte de bruyère mauve et très dense. Entre les fleurs, de grandes plantes pareilles à des herbes hautes remontent jusqu'aux genoux. Elles sont assez rigides, épaisses et semblent avoir été roussies par le soleil avec leurs étonnantes tiges très cuivrées parfois noircies sur la partie haute. Par endroit de curieux champignons écoulent une encre noire et visqueuse ; d'autres ébauchent de grands cercles sur le sol. Je crois que les anciens appellent ce phénomène les ronds de sorcières : y pénétrer donnerait le pouvoir d'apercevoir les fées ou d'autres êtres surnaturels, privilège offert aux plus téméraires, au risque de le payer de sa vie.
On dit aussi qu'il y a fort longtemps, lorsque les sorcières se réunissaient et dansaient les soirs de sabbat, elles laissaient ces traces sur le sol, témoignages de leurs rites secrets.
Les histoires de fées et de sorcières c'est bon pour essayer d'endormir les enfants le soir mais pas pour moi. Il paraît qu'en Islande ils y croient et parlent de peuple invisible, des farfelus ces vikings...
Au milieu de ce vaste réseau de plantes sauvages qui semble s’étendre à l'infini, de beaux étangs bleu ciel aux reflets turquoise rafraîchissent la lande. D’orgueilleux poissons accrochant l’éclat de l'astre rougeoyant avec leurs écailles d'argent émergent puissamment de l'eau limpide pour attraper des insectes avant de plonger avec grâce dans leur univers ondin si mystérieux. A eux seuls, ils animent la bruyère silencieuse et calme en produisant le bruit tonitruant d'un corps qui vient claquer la surface de l'eau. C'est un incessant va et vient et une époustouflante chorégraphie qu'ils donnent à voir.
Plus de menace, plus de gigantisme. Enfin un endroit bercé d'une tendre quiétude et de la plus délectable des sérénités que la vie poissonneuse vient titiller. J'aimerais tant partager ce moment avec ma reine, je lui montrerai tous les trésors que recèle la forêt, sa magie, la beauté de ses hôtes.
Au loin, un héron farouche que ma présence dérange s'envole avec majesté et disparaît derrière une cascade camouflée par un groupe de saules pleureurs. De petits ragondins se faufilent dans la bruyère et s’élancent parmi les étangs auréolés de nénuphars jaunes et roses. L'un d'eux est tout blanc, il cherche des débris de branches et aménage un nid au bord de la berge, à côté de poules d'eau indifférentes. Les canards tracent de belles arabesques et les oies sauvages qui traversent le couchant répandant ses teintes éblouissantes sur le miroir nacré leur adressent des cris vibrants.
J’aperçois avec stupéfaction deux magnifiques cygnes blancs qui se rejoignent en plein vol et se posent en douceur l'un en face de l'autre. Les gracieux tendent amoureusement leur cou vers l'être aimé sur les flots embrasés. Le ciel et l'eau se répondent, les couleurs se confondent dans un torrent de diamants rose, orange, jaune, pourpre et violacé.
C'est tout un monde que la nature porte en son sein dans une entente et un respect mutuel ; la définition même de l'harmonie déterminée par les éléments et le petit peuple de la forêt qu'ils abritent.
Je continue ma pérégrination et découvre au détour d'un autre grand étang marécageux un cygne noir et solitaire, gardant jalousement son territoire. Parfois des arbres déracinés plongent leur tronc dans l'eau opaline et de délicates tortues bleu-vert viennent s'y sécher, parfaitement immobiles. Comme figées dans le temps, elles ne me prêtent pas la moindre attention et s'offrent entièrement à leur moment de volupté.
Des rideaux de grands résineux à l'allure impérieuse bordent les différents points d'eau. De la sève encore fraîche s’échappe de l'un de ces seigneurs ; elle est coulante et brillante, on dirait une pépite d'or en train de fondre sur l’écorce. La belle couleur ocre emplit mes narines d'une forte odeur de sapin, très agréable. Mes doigts en prélèvent un peu, je porte la sève à mes lèvres et le savoureux parfum fond dans mon palais comme du miel.
Je me perds un peu dans la nuée d'arbres qui jalonne la bruyère et les étangs avant de regagner la lande rase. Cachée derrière un saule pleureur une biche qui était venue se désaltérer à la cascade m'entend, ses oreilles frémissent et bougent nerveusement pour identifier la source du bruit suspicieux.