L'histoire de ma vie

Les fraisiers de mon grand-père
A la sortie de la gare, je me sens pris de vertiges ; ma vue se brouille, mes jambes flageolent et peinent à me soutenir. Un banc en fer forgé étonnamment vide semble m'attendre, il est tout proche. Je m’assois le souffle court, me love contre ses courbes féminines et tente de reprendre mes esprits. (...) Dépité, éreinté, comme vidé de ma substantifique moelle je laisse mon regard se perdre sur les parisiens emmitouflés pour la plupart dans des manteaux d'hiver. Quelques hurluberlus portent un simple maillot, d'autres un gilet... Parmi tous ces gens je commence à retrouver un peu de l'excentricité de Paris que Mathilda chérissait tant.
Puis je contemple la grande fresque peinte sur un large mur très haut, de l'autre côté du boulevard. Elle représente d'immenses coquelicots longilignes qui occupent toute la surface du mur, accompagnés de plants de fraisiers arrivant à mi-hauteur des tiges souples. Je me mets dans la peau d'une petite musaraigne qui découvre un jardin parsemé de coquelicots et de fraises. Un doux souvenir m'envole loin, très loin, aux pays des merveilles de mes grands-parents.
Je rêvassais enfant dans leur jardin fantastique recouvert d'une superbe bruyère duveteuse et touffue; aussi belle que celle du paradis perdu. Ses fleurs mauves s'épanouissaient en hiver et ravissaient les yeux d'un tapis de lumière enchanteur. Elle était constellée de petits trous noirs et bien ronds formés par de minuscules souris qui y avaient élu domicile. C'était leur maison et à la saison froide elles devaient avoir bien chaud enfoncées dans le maillage resserré des tiges dures alors qu'au retour du beau temps la bruyère leur offrait un abri aéré et très agréable, à l'ombre des rayons ardents du soleil d'été.
Par moment, les petites bêtes sortaient pour se promener sur la terrasse en contrebas du jardin parmi les grands coquelicots rouges et blancs bordés de jolis fraisiers. De temps à autre je les voyais qui chipaient une fraise et la dégustaient comme le nectar le plus précieux qui soit, avec passion et lenteur. Je les observais consciencieusement, assis sur mon banc en pierre et trouvais ce spectacle extraordinaire. J'essayais de m'imaginer l'effet que cela pouvait faire d’être si insignifiant et de déambuler dans une jungle de fleurs et de fruits aussi grands que des cocotiers.
La balade de ces petites souris entre les fraises et les coquelicots me gratifiait d'un apaisement instantané; j'aurais pu passer des heures à contempler leur prospection méticuleuse. Dieu que j'y étais bien dans ce pays des merveilles... Quand mon grand-père les voyait manger ses fraises il souriait avec un air attendri en disant :
« Il faut que tout le monde vive et c'est important de savoir partager avec tout ce petit monde. Si la nature n'avait voulu que des hommes eh bien elle n'aurait fait que des hommes ! Dieu merci, elle a doté notre belle planète d'un vivant fabuleux : l’infiniment petit comme l’infiniment grand l'habite harmonieusement. »
Et il riait gaiement en regardant ces créatures si fragiles qui filaient dans ses allées gourmandes et parfumées à la vitesse de l'éclair. Mes grands-parents m'ont appris à aimer et chérir la vie quelle que soit la forme qu'elle revêt, aussi humble soit-elle... Des gens très différents les uns des autres passent devant la fresque aux coquelicots. Un vieux monsieur qui tient un petit garçon par la main lui montre les fleurs qu'il désigne de l'index. A en juger par leur complicité empreinte d'une certaine distance ce doit être le grand-père avec son petit-fils. L'enfant plonge ses yeux dans les siens et l'écoute avec un air solennel. En les regardant je repense plus que jamais à mon enfance passée auprès de mes grands-parents pendant les vacances scolaires.
Je me revois circuler dans le jardin avec mon papi heureux de me faire découvrir ses plantations et son potager qui avaient bien prospérés depuis l'été dernier. J'aimerais tant nager à nouveau sous la surface de ses doux yeux gris-vert. Je les revois comme s'ils étaient là, à porter leur regard bienveillant sur ma petite personne. Mes paupières s'abaissent et mon esprit navigue dans les yeux de mon grand-père.