L'histoire de ma vie

La femme renard et le jeune garçon
En public on a donné l'image d'un bonheur sans faille et pourtant... Les choses ne sont pas toujours ce qu'elles paraissent être... Un petit vent d'automne accompagne mes pas et je rêve d'apercevoir une biche ou un chevreuil au dédale d'un bosquet. Une belle fontaine de pierres blanches agrémente le parc. Les jets d'eaux éloquents qui retombent en cascade n'y coulent plus mais la vasque est remplie d'eau de pluie.
Un tout jeune homme au teint très mat et aux cheveux crépus est accoudé sur le rebord de la fontaine, le dos recourbé comme un saule pleureur, la tête affleurant le bassin. Je m'approche discrètement, il ne semble pas remarquer ma présence, tout affairé à sa tâche .
L'excentrique a récupéré des feuilles mortes et des bouts de bois dont il se sert pour secourir les insectes en train de se noyer et les porter à nouveau sur la terre ferme. Il y a quelque chose d'à la fois déroutant et émouvant de le voir se préoccuper de si petits êtres à la vie bien brève.
C'est comme si une baleine venait nous porter secours en nous permettant de grimper sur son dos pour respirer l'air salvateur alors qu'elle pourrait nous tuer d'un simple coup de queue. Je repars et laisse le jeune garçon tranquille. J'aimerais être un peu comme lui, me préoccuper des plus humbles et des plus faibles pour oublier ma peine et me sentir utile...
Je me retourne une dernière fois vers la fontaine gracieuse en regardant le petit sauveteur encadré par une rangée d'arbres déployant une superbe palette de tons chauds : leurs ramures encore bien feuillues se parent des plus belles couleurs comme pour se donner du courage avant de laisser le froid hivernal les déshabiller.
Soudain une bête rousse sort furtivement de cette haie massive et colorée. C'est un beau renard. Il se dirige vers la scène qui aimante mes yeux et s'approche tout près du garçon n'y prêtant pourtant pas la moindre attention.
Quel curieux spectacle. Les renards vivent généralement cachés le jour, terrés au fond de leur terrier, bien à l’abri des regards humains ; ils ne sortent qu'à la tombée de la nuit et l'on voit parfois au bord des routes traversant les forêts leurs yeux brillant dans le noir comme deux petites billes jaune phosphorescente.
Étonnamment celui-ci se montre à découvert en plein jour et semble rechercher la présence du jeune homme comme le ferait un chien abandonné ou perdu en quête de nourriture et d'affection. Cet animal a quelque chose de saisissant dans son allure gracile et mystérieuse ; il a la physionomie élancée d'un chien de berger mais cet air rusé et ce regard perçant qui caractérisent si bien les chats. L'étrange garçon se tourne enfin vers lui, sourit de bonheur et le caresse.
C'est alors que le renard commence à se redresser et à prendre une forme humanoïde. Son crâne grandit et s'arrondit, le museau rapetisse peu à peu jusqu'à disparaître, ses pattes velues s'allongent et deviennent glabres, les griffes se transforment en ongles et de la tête jaillit une chevelure hirsute. Mon cœur bondit hors de ma poitrine comme un tambour, mon souffle se coupe, mes forces m' abandonnent. (…)
J'entends le bruit de la mer, l'embrun chatouille mes narines. Je relève d'abord lentement mes paupières qui s'ouvrent alors en grand et n'en crois pas mes yeux : tout autour de moi il n'y a que du sable d'un blanc immaculé parcouru de palmiers et entouré par l'océan ; vaste étendue qui étire dans toute sa superbe son voilage turquoise et translucide jusqu'au firmament. C'est incroyablement beau et terriblement angoissant. Je tente péniblement de soulever mon corps en vain. J'ai l'impression d’être un astronaute qui a atterri après un long voyage dans l'espace et n'ayant même plus la force de se mettre debout. Au prix d'une concentration extrême et dans un effort douloureux, mes muscles endoloris me portent avec peine mais je retombe aussitôt sur la plage de sable fin. Jaillit alors de ma poitrine un cri de désespoir lancé au ciel qui s'encre d'un bleu sombre et profond.
Je sens une main sur mon épaule et me retourne effrayé. C'est elle. Le jeune garçon marche à ses côtés. Ils arrêtent leur pérégrination devant moi et semblent redouter quelque chose, les pupilles dilatées et rivées sur le sable qui se met à bouger. On dirait qu'ils attendent que la plage se fende et s'évanouisse engloutie par les eaux. Cela mettrait fin à mes tourments, à mon cauchemar éveillé en m'offrant enfin la paix du corps et de l’âme.
Mais le sable ne s'ouvre pas, l'eau n'y gronde pas ; les tremblements et soubresauts des éclats de coquillages déposés par les flots ne sont en fait que les mouvements frénétiques de tortues naissantes qui brisent leur coquille enterrée sous la dune claire et bien enveloppante.
Si fragiles et délicates, les petites poussent comme elles peuvent avec leurs minuscules nageoires au milieu de cette masse infinie de grains sableux. Elles parviennent à s'en extraire avec la plus grande difficulté, animées d'un furieux instinct de survie qui les guide vers la mer. L'esprit bienveillant sourit au garçon fasciné. Il bombe fièrement le torse; lui qui était tout voûté, le dos recourbé contre sa fontaine, se redresse et devient un homme.
Épanoui dans cet univers, il assiste à ce spectacle émerveillé, le regard écarquillé, puis s'écrie avec bonheur :
« Toute ma vie je les protégerai ! Je les aiderai à trouver le chemin de l'océan ! »
A peine a t-il terminé sa phrase qu'il s'affaire déjà à sa mission, ne faisant plus attention à la jeune fille. (…) Elle me regarde dans les yeux et me consume l’âme, vient se fondre en moi.
Un feu indomptable me brûle de l’intérieur. Je me tords de douleur, le sable se dérobe sous mon corps qui ne m'appartient plus. Après avoir atteint un paroxysme insupportable la douleur se meut peu à peu en une ineffable douceur.