L'histoire de ma vie
La tortue et l'oiseau céleste
Dans une lutte intense, elle me vomit contre la berge. Mes pieds ne parviennent pas à me porter alors je reste là, impuissant, le corps à demi immergé dans le fleuve, l'autre moitié avachie contre une terre sableuse. Une tortue fluette me regarde avec curiosité. De jolis motifs semblent gravés sur sa carapace et ses yeux noirs brillent comme les étoiles les plus blanches du ciel. J'ai l'impression qu'elle me parle :
« Relève toi, avance, sois libre comme moi. Ne t'enferme pas dans des limites que tu t'es créé, ne reste pas confiné comme cette pauvre comparse qui s'est cognée contre la vitre d'un aquarium trop petit pour elle.
Tu penses qu'il y a des avantages à vivre ainsi ? C'est vrai, elle est à l’abri du danger, ne connaît pas les prédateurs et mange à sa faim. Elle mène une existence tranquille, captive des désirs fous d'une femme qui se prend pour une sirène. Peut-être que sa longévité sera grande mais ses yeux ne contempleront jamais ce ciel étoilé qui nous regarde, cette lune qui nous éclaire. Sa vie ne goûtera jamais la saveur du mot liberté et le plaisir d'en voir la beauté.
Oh mon quotidien n'est pas facile tous les jours, souvent je prends des risques et la nature peut
m'ôter la vie comme elle me l'a donnée, en un battement de cils mais qu'importe ; au moins j'aurais vécu, je me serais sentie vivre et vibrer avant de partir vers de nouveaux rivages. Pour moi ce n'est pas le nombre des années qui compte le plus mais l'intensité ; si ça dure longtemps tant mieux, sinon ce n'est pas si grave, j'aurais malgré tout bien profité.
La nature peut se montrer redoutable mais elle me donne tant : la nourriture, l'eau et le monde !
Oui, le monde entier s'ouvre à moi, m'enivre du parfum des fleurs, de la douceur du sable et de la fraîcheur des fourrés comme du plaisir de se faire dorer au soleil sur une branche sèche qui émerge d'un étang.
Je fais mes choix et décide de la façon dont je veux mener mon destin, où je veux être, ce que j'ai envie de faire et de découvrir n'appartiennent qu'à moi. Écoute toi, prends des risques, ose, sors des sentiers battus, explore de nouveaux horizons...
Et relève toi. Tu en as la force, il n'est pas encore temps pour toi de rejoindre les étoiles... Elles sont si belles ce soir. »
Puis la tortue se tait, me regarde longuement et tourne doucement sa petite tête vers une nuée ardente de vers luisants qui s'ébrouent sur la dune. Elle m’assène de les suivre sans donner plus d'explications avant de se laisser glisser dans le cours d'eau. Je n'aurais jamais imaginé qu'une tortue me donnerait des conseils et même un ordre. Après tout, je n'ai plus rien à perdre, alors pourquoi ne pas lui faire confiance.
La voix du jeune garçon résonne dans ma tête et me dit de l'écouter. Pendant qu'il sauvait d'une noyade certaine de petits insectes échoués dans la fontaine je l'ai vu aider les minuscules tortues naissantes à rester en vie pour rejoindre leur liberté dans les vagues houleuses. Cette nuit c'est à moi seul de me battre pour mériter la vie. Plein de douleurs et de courbatures, je fais une première tentative pour me relever, retombe aussitôt puis recommence, chancelant, comme dans ce mirage étrange au beau milieu d'une île bercée par les flots incandescents.
La deuxième fois est la bonne, j'arrive péniblement à tenir sur mes deux pieds au prix d'une concentration et d'un effort surhumain.
Les vers luisants qui dansent dans la nuit sont toujours plus nombreux ; ils forment ensemble une gigantesque aurore boréale : ce spectacle grandiose console mon corps meurtri et apaise un peu ma souffrance. (...) Mes pieds s'enfoncent dans la mer de sable, j'ai la plus grande des peines à avancer. Le nuage phosphorescent de lampyres se rapproche, m'encercle et tourne tout autour de moi. Leur danse m’hypnotise, me captive, je voudrais être l'un d'eux. La fumée émeraude me pousse vers le sommet de la dune, soulage mes pas, m’enlace et me porte. Mon âme s'envole pour devenir un
coléoptère iridescent.
Un grand rapace au plumage tacheté et au bec crochu fend la vapeur boréale dans un cri aigu ; je retombe immédiatement comme un poids mort, effondré sur l’arête moelleuse de la colline ensablée. Cette fois si je suis bien incapable de me relever, mes sens m'abandonnent un à un ; seul mes yeux fatigués continuent de lutter.
Alors je les plonge dans le firmament en repensant à ce que vient de me dire la petite tortue, elle avait raison. Mes paupières retombent lentement, comme chargées de toute l'envergure du ciel et mon regard glisse au fond de la vallée. J’aperçois un gigantesque dôme blanc tout lisse, étincelant, de forme courbe et ovoïde, tapi au sein d'un creux que les dunes entourent. On dirait un palais. Si seulement j'avais la force de me lever pour l'observer de plus près, toucher ses murs à la surface éclatante de blancheur et parfaitement laquée.
Le ciel qui brille de mille feux éclaire ardemment cette étrange architecture aux bords arrondis. Le temps passe, un voile ténébreux noircit peu à peu la voûte céleste à l'obscurité flamboyante. Un rideau d'encre noire est tombé. Me voilà définitivement seul dans un silence inquiétant. Même la chouette et le vent se sont tus. On dirait que la nature et les bêtes sauvages retiennent leur souffle, comme figées par la peur. Rien ne doit bouger ni frémir, tout s'est endormi dans les ténèbres. Je me sens glisser au bord du gouffre abyssale.
C'est alors qu'une plume immense, duveteuse, plus grande encore que mon petit corps m'enveloppe avec une douceur infinie. Elle a emporté dans sa chute toute la lumière du ciel et me donne l'impression d’être sur une barque qui me fait voguer à travers l'univers, contemplant avec des yeux d'enfant les secrets du cosmos. La plume cosmogénique n'a pas tout balayé dans le ciel qui l'a arrachée aux astres. Lentement, la noirceur désespérante s'écarte pour laisser la lune et les étoiles revenir triomphantes d'une lutte acharnée. Alors que je m'attendais à entendre des cris de joie et d'allégresse, le peuple de la forêt demeure étrangement silencieux... Comme le calme avant la tempête.
L'espoir s'enfuit à nouveau telle une traînée de poudre, emporté par une bourrasque de sable qui se soulève, impétueuse et cruelle. Sans pitié, la ravageuse démembre les jeunes arbres et fait plier les anciens qu'elle dénude entièrement, recouvrant la mer de sable d'écorces vivantes, de feuilles pourpres et dorées. Je me recroqueville, essaye de me faire tout petit pour ne pas être vu par l’œil du cyclone. La tornade, implacable, scelle mon corps dans un tombeau fait de limon et de débris sylvestres.
Je pousse comme un beau diable sur mes coudes, remue pour essayer de me sortir de là mais la lutte impitoyable avec la plume stellaire qui s'est échouée sur ma chair blessée tourne vite à mon désavantage.
« Il n'est pas encore temps pour toi de rejoindre les étoiles » disait la petite tortue.
Ma nervosité à vif décuple mes forces et m'aide à me dégager un peu de ma redoutable adversaire plaquée contre mes membres tel un linceul. Tremblants, mes coudes continuent de me traîner péniblement sous le duvet étoilé mais plus je bouge, plus je m'enfonce.
C'est alors que les serres recourbées d'un oiseau de proie m'extirpent de mon sépulcre ensablé et m'emportent. Le fantastique animal est si grand qu'il cache le ciel, son plumage revêt les parures scintillantes de la nuit. Ses griffes saupoudrées d'infimes points lumineux et diamantés empoignent l’œuf que j'avais pris pour une architecture fantaisiste en me gardant prisonnier. Ainsi coincé entre ses doigts et l’œuf, il ne me reste plus rien d'autre à faire qu'attendre de servir de repas au petit prêt à éclore.
Je capitule, affligé et désemparé. Satisfait, l'oiseau de la nuit au regard de demi-lune se couche contre sa progéniture qu'il garde bien précieusement puis s'endort... Je me sens sortir d'un profond sommeil, comme un nageur qui remonte vers la surface en quittant peu à peu son monde onirique. Je plonge frénétiquement la main dans ma poche et sens le collier avec le petit œuf suspendu à la chaîne.